Affaires juridiques et conditions contractuelles

Réclamer son dû, une histoire de profits

Par Me François Beaucahmp, Me Étienne Chauvin et Me Marilyn Tétrault-Beaudoin / De Grandpré Chait

 

Résumé et commentaires sur la décision Sintra inc. c. Agence métropolitaine de transport

Une question qui revient perpétuellement devant les tribunaux est celle de la détermination de la perte de profits lorsque le donneur d’ouvrage rejette une soumission conforme. C’est notamment ce sur quoi s’est prononcé le juge Louis Charette j.c.s. dans l’affaire Sintra inc. c. Agence métropolitaine de transport1.

Cadre factuel

En 2016, l’Agence métropolitaine de transport (« AMT ») lance un appel d’offres visant deux (2) projets, soit un premier pour la construction par l’AMT d’une voie réservée sur l’accotement de l’Autoroute 10 (« Travaux de l’AMT ») et un second initié par le ministère du Transport (« MTQ ») pour le surfaçage d’une section de cette route (« Travaux du MTQ »). Il est prévu que l’AMT agisse comme maître d’œuvre pour les deux projets.

Ainsi, les soumissionnaires sont appelés à donner leur prix pour les Travaux de l’AMT et les Travaux du MTQ. Lorsque les travaux d’une même désignation sont prévus à la fois pour le MTQ et pour l’AMT, ils sont identifiés par un numéro commun et différenciés par une lettre2. Une des exigences de l’appel d’offres, et celle qui est au cœur du litige, est qu’en présence de travaux d’une même désignation, le prix unitaire doit être le même pour les Travaux de l’AMT et pour les Travaux du MTQ.

À l’ouverture des soumissions, Sintra inc. (« Sintra ») est la plus basse soumissionnaire, avec une soumission au montant de 6 237 000,00 $. Toutefois, elle a inscrit des prix unitaires différents pour quatre (4) désignations communes lorsqu’elle a identifié des différences importantes dans la description des travaux selon le projet. Par exemple, pour les travaux prévus à l’article 14 intitulé « Terrassement et structure de chaussée », si la désignation « Déblai 2e classe » est identique, les travaux sont de nature différente. Pour le projet de l’AMT, les travaux s’effectuent en continu, de jour et majoritairement d’un seul côté de la route. L’équipement requis demeure donc en place entre chaque quart de travail. Or, pour le projet MTQ, les travaux sont ponctuels, effectués de nuit et à plusieurs endroits non continus. Outre les taux horaires plus élevés pour les travaux effectués de nuit, ceci implique l’ouverture et la fermeture du chantier et la mobilisation et démobilisation de la main-d’œuvre et de l’équipement pour chaque tronçon. Le Devis technique impose par ailleurs des plages horaires prédéterminées et d’importantes contraintes quant à la circulation.

Pour Sintra, il y a lieu d’interpréter les documents d’appels comme voulant qu’en présence de descriptions des travaux substantiellement différentes, les prix unitaires puissent être distincts entre l’AMT et le MTQ, malgré une désignation commune.

L’AMT d’avis qu’il s’agit d’une non-conformité majeure, rejette la soumission de Sintra et accorde le contrat au deuxième soumissionnaire conforme, Eurovia Québec Construction inc., dont la soumission s’élève à 6 298 107,89 $.

Décision

Le juge Charette conclut que l’interprétation de Sintra était raisonnable. En effet, iI appartenait à l’AMT de rédiger les Instructions aux soumissionnaires et les directives du Bordereau pour que les soumissionnaires comprennent toutes les exigences de la même façon. Par ailleurs, l’exigence de prix unitaires identiques pour des travaux de nature différente force le soumissionnaire à débalancer sa soumission, ce qui constitue un motif d’exclusion de l’offre3. Ainsi, la non-conformité dans la soumission de Sintra soulevé par l’AMT résulte de l’ambiguïté des documents d’appel d’offres et de la contradiction entre l’article 6 des directives du Bordereau et les obligations générales du soumissionnaire. La Soumission de Sintra ne peut donc validement être écartée. Étant la plus basse, l’AMT se devait de lui octroyer le contrat.

Advenant que le Tribunal ait conclu à la non-conformité de la soumission de Sintra, la non-conformité est majeure. Par conséquent, n’eût été l’ambiguïté des documents d’appel d’offres, l’AMT n’aurait pas pu lui octroyer le contrat.

Finalement, le juge détermine que Sintra a droit à la perte de profits, comme démontré par son expert qui a évalué la perte de profit à un montant de 708 292,00 $. Comment cette perte de profit a-t-elle été démontrée ?

La perte de profits

Les dommages-intérêts auxquels peut prétendre un créancier doivent compenser la perte qu’il a subie et le gain dont il a été privé4. Dans le contexte d’une soumission conforme rejetée, ce concept se traduit par la détermination de la perte de profits. Selon le juge Charette, le demandeur a le fardeau de prouver :

i) La perte de profits, et

ii) Sa capacité d’effectuer le contrat de l’AMT (disponibilité des ressources)

Quant à la perte de profits, la Cour d’appel dans l’arrêt Construction Gesmonde ltée c. 2908557 Canada inc.5, enseigne que la perte de profits s’établit d’abord et avant tout en fonction du profit perdu sur le contrat en cause. Ce n’est que faute de preuve convaincante du profit qui aurait été réalisé sur le contrat perdu que la quantification du préjudice peut se faire, par exemple, à partir des profits habituellement réalisés. En l’espèce, Sintra a réussi à convaincre le Tribunal que les profits qu’elle aurait réalisés sur le contrat en cause (et non ceux qu’elle espérait réaliser) s’élèvent à 708 292,00 $.

Pour déterminer la perte de profits, les experts doivent avoir en main :

i) les revenus générés par le contrat, soit le prix de la soumission et les ordres de changement, et

ii) les coûts y afférents.

C’est sur ce deuxième point que les opinions d’experts divergent en l’espèce. Notons que les experts s’entendent toutefois sur le fait que les coûts fixes des opérations de Sintra doivent être soustraits du calcul, puisque déboursés indépendamment du rejet de la Soumission.

L’expert de Sintra, détermine que la perte de profits s’élève à 708 292,00 $ en s’appuyant sur la méthode des coûts réels. L’expert de l’AMT, prend plutôt appui sur la méthode de la marge moyenne réelle et évalue la perte de profits à 379 504,00 $.

La méthode des coûts réels effectuée par PwC consiste à prendre l’évaluation des coûts effectués par Sintra au moment de sa soumission, puis à y apporter des ajustements en lien avec la réalité du contrat en cause, soit en tenant compte de l’historique de la justesse d’estimation des contrats réalisés par Sintra (« la marge d’erreur de l’estimé des coûts du contrat »), les réductions de coûts suite à la négociation auprès des sous-traitants (« la négociation avec les sous-traitants »), et la possibilité de réutiliser la terre récupérée lors des travaux (« l’économie de coûts additionnels »).

L’expertise de l’AMT consiste en l’identification de la marge de profits moyenne réelle en 2016. Cette méthode tient compte en elle-même des ajustements pour la négociation avec les sous-traitants et de l’économie de coûts additionnels. Pour ce faire, il s’agit d’obtenir une liste de tous les contrats signés en 2016 et terminés en 2016 et 2017 et d’en évaluer la marge de profits réelle moyenne. L’expert applique ensuite cette marge de profit moyenne de 1,602 % aux revenus générés par le contrat.

Le Tribunal retient que la méthode des coûts réels employée par Sintra est la plus conforme à la jurisprudence en vigueur, en ce qu’elle prend en compte le contrat en cause. Finalement, le Tribunal conclut que le fait pour Sintra d’avoir maintenu en 2016 des revenus similaires à 2015 et 2017 ne peut servir à conclure qu’elle a entièrement mitigé ses dommages, et donc, qu’il n’y a aucune perte à compenser. Au contraire en démontrant qu’elle avait les ressources disponibles pour effectuer le contrat de l’AMT, Sintra a rempli son fardeau de preuve.

Commentaires

Cette décision reprend la jurisprudence en vigueur en ce qui a trait à la perte de profits. Ces enseignements reconnaissent qu’une bonne ou mauvaise année aux états financiers n’est donc pas tributaire de la rentabilité d’un seul contrat. Il s’agit donc d’un rappel pour l’entrepreneur et le juriste de la méthode d’analyse à prioriser pour déterminer la perte de profits dans le contexte d’une soumission rejetée illégalement.

Il convient de noter que cette décision fait présentement l’objet d’un appel de sorte qu’il sera intéressant de savoir si la Cour d’appel maintiendra les conclusions du juge Charrette, tant en ce qui concerne l’interprétation faite par Sintra des documents d’appels d’offres que la perte de profits devant compenser la perte subie et le gain manqué par Sintra dans le cadre du projet.

--- 

  1. 2022 QCCS 4971. Prenez note qu’une déclaration d’appel a été déposée le 20 janvier 2023.
  2. Article 6.0 : « Répétition d’article (AMT/MTQ) : Les articles dont la désignation se termine par « AMT » ou « MTQ » qui sont répétés au bordereau et qui ne sont différenciés que par une lettre dans leur numéro d’article (ex. 004a et 004b) doivent être au même prix unitaire. »
  3. Article 13 des Instructions aux soumissionnaires.
  4. Article 1611 C.c.Q.
  5. 2005 QCCA 537. Voir aussi Construction Promec inc. c. Groupe Plombaction inc., 2013 QCCS 1482; Municipalité de Val-Morin c. Entreprise TGC inc., 2019 QCCA 405.
Retour à la liste des nouvelles